Test – Pour une poignée de marguerites

Cela commence par un chien de berger, mollement adossé à une clôture. Il joue un air lancinant d’harmonica, soulignant une ambiance de plus en plus pesante dans le troupeau de vaches qui broute dans un bruit de cloches bringuebalantes. Le temps tourne doucement à l’orage. Le troupeau avance en mâchouillant, l’herbe se fait de plus en plus rare. Arrive alors ce qui devait arriver : deux ruminants se frôlent de trop près. Le troupeau se fige, les deux vaches se font alors face. Elles plissent les yeux et se défient du regard, alors que le son de l’harmonica poursuit son inéluctable mélopée.

« Colette, cette prairie est trop p’tite pour nous deux », gronde Berthe, en crachant par terre.

Colette ne répond pas. Elle mâchouille une tige de coquelicot, en se grattant distraitement le pis.

« Ce s’rait bien que t’ailles voir si l’herbe est pas plus verte ailleurs, tu crois pas ? », insiste Berthe.

L’harmonica cesse soudain. Le temps se fige. Les sourcils se froncent. L’assaut est donné ! Dans un élan impitoyable, Colette charge, cornes en avant. Berthe fait face et se rue elle aussi à l’attaque. La prairie tremble littéralement, le troupeau s’écarte aussi vite qu’il le peut dans un mouvement de panique. Les adversaires se percutent ! L’impact est terrible : l’onde de choc couche toutes les fleurs alentour tandis que les deux bestioles valdinguent dans les prés et ne tardent pas à se retrouver sabots en l’air.

Quelques longues secondes passent. Le ciel tonne, dans le lointain.

“Hey les filles, persifle Raymondette, pendant que vous vous amusez à faire du beurre, Jean-Kévinette est en train de tout bouffer. Regardez-là, elle a ratissé la moitié du champ à elle toute seule.”

Les deux ennemies, vacillantes, se remettent sur leurs pattes et fixent alors Jean-Kévinette. Cette dernière est à l’autre bout du champ, l’estomac visiblement plein. Elle cesse de mâchouiller le temps de leur rendre leur regard, puis elle rote d’un air satisfait.

« La vache ! », s’écrient les deux adversaires en chœur.  

Pour une Poignée de Marguerites est un jeu de Franck Crittin, et Grégoire Largey, pour 2 à 4 joueurs, à partir de 5 – 6 ans.

Le troisième jeu de la Space Cow Team !

Et le voici donc enfin, ce 3e jeu signé Space Cow ! Il arrive quelque mois après que l’éditeur a été particulièrement distingué lors des As d’or 2020 avec Attrape-Rêves (meilleur jeu enfants) et Yum Yum Island (nominé pour le même prix).

Pour une poignée de marguerites, c’est l’histoire de quatre vaches, chacune étant bien décidée à se gaver de fleurs et de trèfles avant les autres, et à régner ainsi sans partage sur la prairie. Avant d’être sacrée reine des prés, il faudra toutefois se lancer dans un broutage effréné et en profiter pour donner quelques coups de cornes bien sentis. Rien de personnel, évidemment. Juste de l’amour. Vache.

Beau comme une Limousine !

Pour une poignée de marguerites impressionne dès sa mise en place (fort simple) par une astucieuse gestion des formes et des couleurs. Les vaches, cubiques (et qu’on dirait tout droit sorties de Minecraft) sont adorablement choupi, et la boîte de jeu servant d’arène centrale est très astucieusement exploitée. En effet, le plateau de jeu qui représente la prairie, c’est-à-dire le parcours emprunté par nos bovins en goguette, entoure la boîte elle-même.  Et cette dernière, loin de se contenter de faire de la déco, sert d’arène pour les affrontements.

Le jeu comprend également quatre dés (dont un spécial d’une couleur différente) et chaque joueur dispose d’un petit plateau individuel qui indique sa progression en fleurs broutées (il est différent pour chaque vache) ainsi qu’une mini aide de jeu qui rappelle le pouvoir des trèfles collectés. Cette aide de jeu est recto verso : il sera possible de monter la difficulté des parties au moyen d’une petite variante sur le pouvoir donné aux trèfles.

Les jetons, très épais, sont fort agréables à manipuler, et la règle se digère en quelques secondes. Du tout bon, donc.

Salers très fun, ce jeu !

Le but du jeu consiste donc à sillonner les prairies afin d’être le premier à dévorer l’ensemble des fleurs de son plateau individuel, et de revenir ensuite à l’étable.

On commence le premier tour en désignant un joueur qui lance autant de dés qu’il y a de joueurs (avec une petite adaptation si on joue à deux). Il n’y aura qu’un lancer commun pour la durée du tour. Le premier joueur choisit l’un des dés, le place devant lui et applique le résultat. En tant que premier joueur, il n’a toutefois pas le droit de choisir le dé spécial.

Vous l’aurez reconnue, c’est ici la très efficace mécanique de draft qui est appliquée au lancer de dé. Les joueurs suivants pourront choisir le dé qui leur convient le mieux, jusqu’à ce que le dernier joueur n’ait plus de choix du tout.

Après avoir choisi son dé, le joueur déplace sa vache d’autant de cases que le score choisi, de 0 à 3. Si la case d’arrivée est vide, le joueur a le choix : manger la fleur représentée sur la case, ou bien manger un trèfle. Ces derniers serviront en cours de partie de monnaie d’échange, et s’avèreront encore plus utiles si vous jouez dans le mode avancé, on y reviendra.

« Tu m’prends pour une Gasconne ? »

En revanche, si la case est déjà occupée par une autre vache, alors tatatatin, un duel s’engage ! Pour le résoudre, le joueur prend les deux figurines de vaches et les met au centre de l’arène, tête contre tête. Avec ses deux index, il effectue ensuite une pression sur l’arrière-train des deux figurines, provoquant un effet sympatoche qui les envoie valdinguer. À quoi bon, allez-vous me demander ? Eh bien en fait, ce sont des vaches. Et sur chaque côté de l’animal, il y a des taches. Et les vaches renversées deviennent alors des dés. Si la face apparente de votre vache présente plus de points que l’adversaire, vous avez gagné le duel. C’est malin, avouez ! La récompense du duel : des trèfles. Vous en remportez autant que de points indiqués sur votre « face de vache », si vous me passez l’expression. Une fois le duel achevé, les deux vaches reprennent ensuite leur place dans la prairie. Le tour du joueur est alors terminé.

Le joueur suivant joue alors à son tour, mais lui aura alors le droit de prendre le dé spécial, si la valeur affichée l’intéresse. Pourquoi ? Parce que le fait de prendre ce dé permet de devenir premier joueur au tour prochain. Comme c’est le premier joueur qui lance l’ensemble des dés, il aura donc un plus vaste choix de mouvements que ses adversaires pour démarrer son tour. Et ça aussi, c’est fort malin !

Altières laitières

Le jeu se poursuit de la sorte jusqu’à la victoire. Les tours de jeu sont très rapides : on choisit un dé, on applique son résultat en déplaçant sa vache, et on applique ensuite l’effet de la case d’arrivée, broutage ou fight. C’est aussi fluide que naturel. Les vaches cheminent, broutent, se bastonnent, et remplissent peu à peu leur plateau individuel de fleurs mangées. Dès qu’une vache possède 4 trèfles (ce qui peut aller assez vite avec les duels) le joueur peut les échanger contre la fleur de son choix. Un taux de change élevé, certes, mais bien pratique pour compléter sa brouting-list.

Une fois cette dernière complétée, encore faut-il se rendre à l’étable pour faire une sieste bien méritée, et ainsi remporter la partie. Ce déplacement final sera parfois l’occasion de retournements de situation spectaculaires, comme on va l’expliquer de suite…

Un jeu ‘achement malin

Pour une poignée de marguerites impressionne car il présente pas mal de jolies idées qui fonctionnent très bien ensemble. La collecte de fleurs est quelque chose de déjà vu, mais le fait que chaque joueur ait une liste différente des autres permet d’éviter une ruée lourdingue vers des objectifs identiques. Ici chacun remplit son plateau à son rythme et tente d’optimiser chaque déplacement. Mieux encore : en fin de partie il sera possible de bloquer un adversaire en jouant avant lui et en lui soutirant un dé dont il aurait cruellement besoin pour récupérer une dernière fleur indispensable à sa victoire. Si le joueur aurait besoin d’un 1 pour se rendre dans la zone des coquelicots, mais qu’en jouant avant lui vous ne lui laissez que des 2 ou des 3, il se verra obligé de dépasser sa cible et de devoir aller chercher ses gentils coquelicots plus loin, ce qui est assez jubilatoire. L’ordre du tour a un réel impact sur la stratégie, et donc le choix de prendre le dé spécial ou de le laisser filer à un autre joueur n’a rien d’anodin.

Autre point très malin, l’obligation de rallier l’étable pour gagner. Beaucoup de jeunes joueurs choisissent les valeurs de dés les plus élevées pour s’extraire du troupeau (et des risques de duels), mais il est important de doser son avancée pour faire coïncider le gain de fleurs et la proximité de la zone d’arrivée. Le pire scénario, par exemple, serait de dépasser l’étable avec une seule fleur manquante. Vous devriez dans ce cas boucler un long tour de prairie complet au pas de course, là où vos adversaires plus lents pourraient encore boucler leur tableau de chasse avant la ligne d’arrivée. Gérer sa progression est donc fondamental pour l’emporter, chose que l’on ne découvre évidemment qu’après plusieurs parties !

Wahiyahiyaaaa Meuh Meuh Meuh

Revenons un instant sur les duels. Vous en ferez pas mal en cours de partie (et parfois même un peu trop), et ils représentent une opportunité stratégique à ne pas négliger. Quand vous engagez un affrontement et que vous avez le choix entre plusieurs vaches sur la même case, il n’est pas inutile de regarder quelle est celle qui tirerait le meilleur parti d’une victoire. Si l’un de vos adversaires a déjà plusieurs trèfles, mieux vaut peut-être tenter d’affronter d’autres rivaux. Le duel est un moyen, certes risqué (mais tentant) de se faire un peu d’oseille de trèfle, et de harceler un adversaire jusqu’à ce qu’il génisse (pardon).

Mais surtout, dans le mode avancé, les trèfles vous permettent de réaliser des actions supplémentaires fort intéressantes : booster votre attaque (et remporter davantage encore de trèfles en cas de victoire) ou relancer les dés encore présents dans l’enclos à votre tour de jeu. S’ils ne sont pas déterminants pour la victoire, les trèfles vous permettent néanmoins de façonner une stratégie simple et efficace, puisque dans tous les cas vous pourrez compter sur eux pour gagner des fleurs.

Les quarantièmes mugissants

Le plaisir de jeu est donc de plus en plus présent alors que l’on en découvre les subtilités, et si les premiers tours font craindre un simple « jeu de collecte un peu simpliste de type Verger », on découvre bien vite toute la gentille richesse stratégique de cette poignée de marguerites, particulièrement calculatoire tout en restant très très accessible.

Encore une fois : qu’il s’agisse de déterminer le premier joueur, d’éviter de dépasser l’étable alors que vous êtes proche du but ou de gérer le rythme de vos duels, nombreux sont les éléments à prendre en compte pour tenter d’accrocher la victoire. Et amener ces éléments dès 5 ans, c’est vraiment intéressant !

Et avec les veaux ?

Et là, vous allez me dire : oui, mais n’est-ce point un peu trop calculatoire pour des enfants ? Et je vous répondrai que c’est compliqué. Pour y avoir joué avec des marmots entre 5 et 9 ans, il est clair que le jeu est un poil plus complexe que son habillage ne le laisse supposer. Parce qu’un marmot de 5 ans, par exemple, s’il a le choix entre un dé qui permet d’avancer de 2 cases, et un autre de 3, bah il va prendre celui de 3, évidemment. Il y a donc une vraie phase d’accompagnement à mettre en place pour rappeler que l’objectif n’est pas de faire le parcours le plus vite possible, mais de manger ses fleurs avant les autres.

Mais Pour une poignée de marguerites est justement un excellent support pour incarner cette transition entre le jeu « simple » et le jeu « simple avec un twist ». Car le côté ultraludique des duels (les enfants peuvent jeter les vaches comme des simples dés s’ils ne parviennent à faire la manipe du combat) et l’aspect choupi du jeu aident à s’investir dans la mécanique. Et quand les marmots commencent à comprendre qu’ils auraient intérêt à optimiser le résultat du dé, ils entrent dans un autre univers. Choisissent-ils le dé qui leur serait le plus utile ? Est-il judicieux de « finir » rapidement une ligne de fleurs de la même couleur ou ne vaut-il pas mieux se laisser plus d’options ? De la même manière que le Verger permettait de comprendre au fil des parties que la victoire était plus simple si la progression était homogène, Pour une poignée de marguerites incite les marmots à se poser les bonnes questions sur les objectifs de victoire, sur le choix du dé et l’utilité des trèfles. Bref : un passage presque indolore à des jeux plus ambitieux que ceux auxquels ils sont habitués à 5 ou 6 ans.

Encore un duel ?

Le seul point qui chagrine, au final, est celui des duels. Ils sont sympathiques, mais vraiment nombreux, et il n‘est pas possible de les zapper. On aurait aimé la possibilité de faire en sorte qu’une vache arrivant sur une case occupée ait le choix de provoquer un adversaire en duel OU de gagner un trèfle (et d’en faire gagner un à son adversaire). Cela aurait permis de casser un peu le rythme un peu trop fréquent des duels. Ils sont rapides à jouer, certes, mais sur une partie à quatre joueurs, ils reviennent parfois à l’excès et rendent les fins de partie longuettes. Bref : en improvisant cette règle maison, nous nous sommes bien plus amusés.

Un autre petit défaut, quand même : le plateau de jeu ne s’insère pas exactement au centre du plateau, laissant un jeu de quelques millimètres autour. C’est anecdotique, mais ça oblige les joueurs à « tenir » l’arène centrale, alors qu’elle aurait pu être calée par le plateau lui-même avec une découpe plus précise.

L’avis de Plateau Marmots

Pour une poignée de marguerites est donc un jeu que l’on apprécie dans un premier temps pour sa simplicité, avant de réaliser (après quelques parties) qu’il introduit de nombreuses notions plus complexes (draft, optimisation, gestion de progression) de manière subtile et intuitive. Loin d’être un « petit jeu », il se découvre donc au fil des tours, alors que l’on voit des enfants évoluer à son contact, passant du classique « je veux gagner la course » à « je prends ce dé qui ne me sert à rien pour que tu ne puisses pas l’avoir ». Une belle courbe de progression donc. On déplorera tout de même que les duels soient obligatoires (et donc très répétitifs) alors qu’il aurait été plus fun de les rendre optionnels. Au final, Pour une poignée de marguerites pourra évidemment sembler trop simple et répétitif pour les marmots qui sont déjà de gros joueurs, mais pour tous les autres il permet d’appréhender des mécaniques très malignes dans une édition particulièrement soignée. Du tout bon, donc, pour ces vaches faussement paisibles, qui permettent des parties souvent très disputées, et toujours accrocheuses. Un p’tit coup de coeur, donc, pour ce jeu ultra accessible mais au final plein de surprises !

On aime

  • Vraiment joli
  • Jouabilité immédiate
  • Bien plus malin qu’on ne l’imagine de prime abord
  • Draft et optimisation sous-jascents
  • Fun entre enfants… mais aussi entre plus grands

On aime moins

  • Des duels trop fréquents
  • L’arène centrale aurait pu être mieux tenue par le plateau
  • Meilleur à 3 joueurs 

Le trouver

Fiche technique

Un jeu de Grégoire Largey et Franck Crittin
Illustré par Rémy Tornior
Pour 2 à 4 joueurs (meilleur à 3)
Edité par Space Cow

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