Test – Toriki : L’île des Naufragés
Nous pleurons, doucement. Pas de grosses larmes, évidemment. Juste un peu de poussière de mélancolie, alors que les vagues nous éloignent du rivage. Le vent s’engouffre dans la frêle voile de notre embarcation, et nous gagnons progressivement le large. Voilà, nous nous éloignons de Toriki. Nous laissons passer quelques longues secondes, sans rien dire. Mais il est temps de ranger le jeu, en silence, une dernière fois, peut-être.
Guilhem fait un câlin à sa petite sœur, la plus émue d’entre nous. Le vote survenu quelques minutes plus tôt pour prendre la décision de quitter l’île a été un véritable déchirement pour elle. Elle aurait voulu prolonger l’aventure, encore et encore, arpenter chaque millimètre de l’île, inspecter chaque arbre, rester vivre sur place, peut-être. Et, alors que la boîte est soigneusement, presque tendrement, rangée à côté d’un Kids Chronicles, nous sommes toujours sur notre navire, frappés par le vent et l’écume, contemplant le rivage qui s’éloigne.
Je suis l’adulte, j’essaye de reprendre pied. Je propose un goûter, un chocolat chaud, quelque chose. Personne ne veut rien. Je me rassieds à côté de ma fille. Nous restons assis autour de la table, les yeux dans le vide. Nous avons peur, sans doute, de rompre définitivement le lien, d’admettre que c’est bel et bien fini. Des souvenirs plein la tête, nous commençons – presque spontanément – à revenir sur des moments forts de notre aventure. « Tu te souviens quand… ? » Et le débat s’anime, sur les choix, sur les opportunités. Sur ce que l’on a manqué, aussi. Car alors que nous étions sur le départ, nous avions pris la décision, au vote, de partir en sachant que tout n’avait pas encore été découvert. Pourquoi ? Pour se donner une belle occasion de revenir, avais-je appuyé. Pour se donner le temps d’oublier et de mieux revenir, chercher ce qu’il nous manque encore. Pour se dire qu’il faudra repartir sur Toriki, dans quelques mois, et reprendre l’aventure du début, en allant chercher comment construire ce hamac ou bien comprendre ce que les dauphins voulaient nous montrer. Mais pour l’heure, nous savourons notre mélancolie, comme après chaque grand film, chaque grand bouquin dont nous sommes tristes qu’il soit fini. Et bientôt chacun se lève, pour aller jouer, commencer à préparer le repas ou jouer quelques notes dans sa clarinette. Une complainte douce-amère, chargée de l’intensité de cette folle aventure. Elle nous a tous marqués.
Wojciech Grajkowski| Kary Jane, Tomasz Larek, Paweł Marchwicki, Ania Przybyłko, Inês Toczyska| Lucky Duck Games|
1 à 4 joueurs| 8 ans et plus| 30 min / partie | Aventure
- Ce test a été réalisé avec une boîte de jeu que nous avons achetée (avec nos sous ! :)) chez Ludum. Si vous passez par eux pour vous la procurer, nous touchons une petite commission au passage, qui nous permet de faire vivre le site.
Cap sur Toriki !
Cette intro, totalement authentique, vous aura mis la puce à l’oreille : Toriki n’est pas un jeu comme les autres. Il fait partie des jeux d’aventure narratifs, des jeux qui racontent des histoires, font vivre des choses fortes et précieuses. Toriki est un jeu que l’on vit comme une série haletante, avec une progression constante qui valorise les joueurs et encourage la prise d’initiative. Il se partage et invite autant à l’optimisation mécanique qu’au roleplay, pour peu qu’on lui laisse la place qu’il mérite.
Mais cela reste peut-être encore un peu flou pour vous, alors je vais revenir sur les rivages ludiques, pour mieux vous faire comprendre de quoi il est question.
Toriki est un jeu d’aventure narratif coopératif, pour 1 à 4 joueurs. Pour ceux qui connaissent ce vénérable ancêtre, il pourrait être pitché comme étant un « Robinson Crusoé light », c’est-à-dire un jeu dans lequel il va falloir organiser sa survie. Une nuance d’importance est toutefois à signaler : contrairement à son ancêtre, Toriki n’est pas du tout un jeu punitif.
L’idée ici est de miser sur la scénarisation bien davantage que sur l’optimisation, et s’il faut parfois prendre des décisions cruciales concernant la gestion des ressources, ce n’est pas là le véritable moteur du jeu, bien plus axé sur l’exploration et l’aventure que sur l’utilisation dramatique des ressources.
Le but du jeu est simple : survivre à un naufrage sur une île déserte, et trouver sur place de quoi survivre… puis un moyen de quitter l’île. Ce n’est là que le point de départ narratif, car vous découvrirez au fil de l’aventure que Toriki cache de nombreux secrets… et que vous n’étiez pas les seuls à y avoir mis les pieds. Comptez sur de beaux rebondissements pour vivre l’aventure.
Un matériel exemplaire
Si le sentiment d’exploration est si riche dans Toriki, c’est principalement grâce à l’ingéniosité de son matériel, qui se dévoile au fur et à mesure des parties. Vous l’aurez compris, nous embarquons pour un bon vieux jeu « à enveloppes », qui ne livrera ses secrets les mieux enfouis qu’aux explorateurs les plus assidus. Le jeu propose en effet plusieurs plateaux et cases alternatives, mais ils ne seront ajoutés au plateau principal que sous certaines conditions.
L’avantage de ce principe, c’est un apprentissage progressif, qui pousse à l’exploration et à l’audace. Le jeu propose également un petit carnet de découvertes dans lequel vous pourrez nommer vos trouvailles en bon petit naturaliste avisé, quelques meeples en bois pour représenter vos personnages, des tuiles alternatives et objets à découvrir, plusieurs decks de cartes, qui permettront d’interagir avec votre environnement, mais aussi d’associer des objets entre eux, via une appli dédiée.
Quoi ?? Y’a… y’a une appli ?
Eh oui ! Mais ne fuyez pas, car elle est très peu intrusive, contrairement à celle de Kids Chronicles, qui était résolument balourde. L’application embarquée est ici utilisée pour scanner le QR Code présent sur chaque carte. Quel intérêt, allez-vous me demander ? Eh bien : créer des associations, tout simplement. Lorsque vous vous trouvez à votre camp, vous avez la possibilité de manipuler les objets en votre possession en les scannant successivement. Vous avez trouvé des silex ? Vous avez des bâtons ? Que se passerait-il s’ils étaient associés ? Si l’opération fonctionne, hop, l’application vous demande de piocher une nouvelle carte, fusion des deux précédentes. Bref, il y a de l’imagination à faire tourner, du crafting à réaliser, et l’appli est vraiment très efficace pour scanner les cartes… et organiser votre journée.
Une journée pleine de surprises
Dans Toriki, un tour de jeu correspond à une journée passée sur l’île. Chaque jour, les joueurs disposent d’un certain nombre d’actions, variable selon le nombre de participants. Chaque action vous permettra par exemple de vous déplacer ou d’explorer la case sur laquelle vous vous trouvez. Chaque nouvelle case vous révélera, via l’application, ce que vous y voyez, ainsi que les options disponibles. Un bruit dans les arbres vous incitera-t-il à grimper voir de quoi il retourne… ou à prendre courageusement la fuite ? Notez par ailleurs que le dessin de chaque case donne souvent des indices sur ce que vous risquez d’y trouver, pour peu que vous fassiez attention aux détails.
Parfois, une action permettra de débloquer du matériel de jeu supplémentaire, à commencer par de nouveaux plateaux de l’île, qui viendront compléter le paysage… et vous offrir davantage de possibilités.
Une fois que les joueurs auront accompli toutes leurs actions, c’est la fin de la journée. Les joueurs sont invités à retourner au camp, sauf s’ils trouvent des moyens de rester à l’extérieur pour la nuit. L’avantage étant évidemment de pouvoir explorer d’autres parties de l’île sans devoir repartir du camp, et donc de dépenser inutilement des ressources de déplacement.
Une fois la nuit tombée, le jeu vous proposera de sauvegarder et d’en rester là pour cette fois. Honnêtement, c’est une recommandation que nous avons toujours suivie, afin de transformer notre épopée en palpitant feuilleton, mais rien ne vous empêche de multiplier les tours de jeu, chacun étant évalué à environ 30 minutes. La patience est toutefois une vertu, et cette visite épisodique sur Toriki était un rendez-vous attendu, une friandise de week-end ou un moment privilégié du mercredi.
Comment savoir quoi faire ? Le professeur est là !
Si jamais vous trouvez cet univers trop dense et trop intimidant pour vos jeunes explorateurs, le jeu a l’intelligence de vous guider… si vous le souhaitez. Lorsque vous vous échouez, vous le faites en effet en compagnie du professeur, qui se fait fort de vous donner des objectifs précis, afin de vous guider vers les premières urgences (trouver des sources de nourriture, construire un abri…) et éviter ainsi que chacun ne se disperse trop dans la pampa en mode Yolo.
Rien ne vous obligera à suivre ses directives, évidemment, mais dans la mesure où elles sont pertinentes et logiques au vu de la situation, il ne sera tout de même pas inutile d’y jeter un œil et d’y consacrer quelques actions de jeu.
Nommez des espèces !
Dernier point, particulièrement immersif : vous allez faire pas mal de découvertes sur Toriki, tant en flore qu’en faune. À vous de prendre quelques risques pour savoir si tel ou tel fruit est comestible ou si cette bestiole est amicale ou non. Mais le meilleur, c’est que vous pourrez consigner vos découvertes sur un journal superbement illustré, et prendre le temps d’inventer le nom de l’espèce que vous venez de découvrir.
C’est un moment que les enfants adorent, un « jeu dans le jeu », souvent propice à de nombreuses discussions et mini débats pour trouver le meilleur nom possible à ce fruit ou à cette bestiole. Le petit carnet fourni avec le jeu permet de nommer l’espèce et de prendre des notes, comme un vrai naturaliste, et il est même possible de réimprimer les pages pour reconstituer un carnet sur le site de Lucky Duck. C’est vraiment bien foutu.
Quelques défauts, tout de même ?
On en arrive en effet au moment du test où je prends un malin plaisir à titiller auteurs et éditeurs avec quelques conseils plus ou moins bien avisés. Mais ce ne sera pas le cas cette fois, tant l’expérience Toriki m’a 100 % convaincu. Oui, il y a une appli, mais elle est vraiment nécessaire pour la mise en ambiance et pour le crafting, et elle n’est absolument pas intrusive et pénible comme elle peut l’être pour Kids Chronicles, où l’on passe plus de temps à tenir son téléphone à bout de bras qu’à manipuler les pions sur le plateau.
Toriki est un vrai jeu de plateau, fluide et agréable, avec des décisions cruciales à prendre et quelques moments épiques, en particulier quand on débloque un nouveau plateau… ou une tuile alternative qui vient transformer le paysage et offrir de nouvelles possibilités. Le jeu n’est ni trop long, ni trop court, et l’aventure est en tout point satisfaisante. Pas de chouinage, donc, sauf quand il faut fermer la boîte une dernière fois.
A quel âge y jouer ?
La boîte indique 8 ans et plus, mais comme tout jeu coopératif de ce type, vous pouvez y faire jouer des enfants de l’âge que vous le souhaitez, du moment qu’un “grand” est là pour montrer la voie et guider un peu les autres. A titre perso j’y ai joué avec mon fils de 9 ans et ma fille de 7 ans. Je sais que d’autres ont également joué avec des enfants plus jeunes (5 et 8 et 10) pour un ressenti tout aussi satisfaisant. Clairement, il faut quelqu’un pour lire les quelques textes et manipuler les scans de cartes sur l’appli, mais les enfants peuvent y jouer en autonomie si un “grand” accepte de prendre le reste du groupe en charge.
L’avis de Plateau Marmots (Olivier)
Vous l’aurez compris, Toriki est pour moi un jeu majeur de 2024, un jeu qui aurait mérité d’être sélectionné pour les As d’Or (enfants et/ou famille) et qui mériterait totalement une suite, pour aller plus loin dans l’expérience de jeu. Toriki vous embarque dans un jeu de survie léger et enthousiaste, où l’appel à la découverte est présent à chaque nouveau tour de jeu, et où l’on peut jouer à son rythme, prendre le temps de trouver 100 % des secrets ou se précipiter vers la résolution. Servi par un matériel très quali et une appli qui met l’ambiance tout en restant discrète, Toriki est une expérience ludique à part, profondément enthousiasmante et enrichissante. Une aventure que l’on vit tous ensemble, et que l’on quitte à regret… mais en se promettant d’y revenir. Une expérience rare, lumineuse, et profondément humaine. À vivre absolument.
On aime
- L’aventure avec un grand A
- Les sensations de jeu, entre survie et exploration
- Le matériel, au top
- L’application, qui ne prend jamais le dessus sur le jeu de plateau
- L’envie d’aller toujours plus loin
- Les énigmes, sympathiques
- La sensation de vivre quelque chose de grand, en famille
- Le carnet des espèces, super belle idée
On aime moins…
- Finir le jeu, toujours un déchirement
Le trouver
- Chez Ludum