Entretien – Bruno Cathala
A la rédac, on a tous nos petites habitudes : Emy mange de la brioche à longueur de journée, Krinie teste des petits pots aux haricots rouges, Mathieu se pavane dans son tee-shirt de l’OM, Carole révise les conjugaisons dans son Bescherelle pour corriger nos écrits, le Chef… on sait pas trop ce qu’il fait parce que son bureau est fermé ; et moi je m’abreuve toute la journée de thé en faisant semblant de travailler. Tellement de thé que je dois passer les 3/4 de ma journée dans un endroit assez coquet qui sent bon le pot pourri. Un jour, dans cet endroit, j’ai croisé un génie. Au début j’ai cru rêver mais quand il m’a dit avec sa grosse voix de génie : « Soooooffffffffyyyyyyy (oula ça fait un peu peur!), aujourd’hui est ton jour de chance, je te propose de réaliser 3 de tes vœux !!! » Oh My Girafe ! (Oui rétablissons de suite cet abus de langage, OMG veut effectivement dire Oh My Girafe et rien d’autre !). Bref, revenons-en à cette rencontre… Ce génie me propose donc de réaliser 3 vœux, c’est compliqué, y’a trop de chose, bon allez, je me lance, il a l’air pressé. « Voici mes 3 vœux, génie : faire 15 cm de plus, que vous reveniez toutes les semaines me proposer 3 vœux et pour le troisième, pfff je sais pas… ah si, rencontrer un auteur hyper connu comme Bruno Cathala et papoter avec lui autour d’un café. » Eh hop, me voilà propulsée dans un café au mois de Février 2020 à Cannes aux côtés de Bruno Cathala, qui a eu la gentillesse de répondre à toutes mes questions. Je partage avec vous cette chouette rencontre et autant vous dire qu’après ça, Mathieu qui se dit être le chouchou du chef pourra aller se rhabiller… et surtout changer de tee-shirt !
Plateau Marmots :
Bruno bonjour, merci d’accepter de répondre à mes questions. Je vous laisse vous présenter en quelques lignes.
Bruno Cathala :
Bonjour. Je m’appelle Bruno Cathala, j’ai 57 ans. Passionné de jeux depuis toujours, j’ai d’abord connu une première carrière dans l’industrie, où je faisais de la recherche sur les alliages de tungstène. En parallèle, j’ai commencé à créer des jeux le soir à la maison, en mode hobby. Première publication fin 2002. Depuis 2004, c’est devenu mon activité principale et aujourd’hui je fait partie des quelques privilégiés qui ont la chance de pouvoir vivre de leur passion.
Plateau Marmots :
Maintenant que l’on en sait un peu plus sur votre parcours, comment en êtes-vous venu à la création de jeu ?
Bruno Cathala :
C’est en lisant Jeux & Stratégie dans les années 80 que j’ai découvert qu’il existait des gens qui créaient des jeux de société. Je ne m’étais jamais posé la question avant. Ça m’a donné envie, un jour, de faire mon jeu. Mais à cette époque je n’avais ni le temps ni les idées. Je me suis nourri de jeux, encore et encore, les achetant, en décortiquant les règles et les faisant jouer à mes amis.
Et puis un jour, fin 99, j’ai soudainement eu l’envie d’essayer de réaliser ce vieux projet, toujours là dans un coin de ma tête. Et je me suis lancé dans la réalisation de mon 1er prototype, qui sera publié en 2003 sous le nom de « Sans Foi Ni Loi ».
Plateau Marmots :
Vous avez pris le temps de vous lancer, on dirait que vous avez bien fait. Depuis, vous avez un sacré parcours ludique mais rarement en solo. Avez-vous des partenaires ludiques avec lesquels vous aimez particulièrement co-créer?
Bruno Cathala :
J’aime alterner création solo, et en partenariat avec des co-auteurs. Pour me lancer avec quelqu’un il faut qu’il y ait un véritable coup de cœur, à la fois pour le projet et la personne. Difficile d’en isoler un plutôt qu’un autre. Ce qui est intéressant, par contre, c’est que même si je reste la même personne, chaque collaboration va se passer différemment, le binôme trouvant au fil du temps son mode de fonctionnement spécifique, ni tout à fait identique, ni tout à fait différent des autres binômes.
Plateau Marmots :
On va à présent parler de Kingdomino qui a rencontré un grand succès. C’est un jeu que vous aviez proposé pour une station en après ski ? [Note : quand je dis après ski, c’est vers 17h quand on a fini de skier, pas la tenue hein !] Vous pouvez nous en dire un peu plus sur la naissance de ce jeu ?
Bruno Cathala :
En parallèle de ma création pour le marché des jeux de société, je conçois aussi des jeux pour des clients privés, à des fins de support de communication ou de formation. C’est ainsi que j’ai un partenariat avec Grand Massif Domaines Skiables. Le cahier des charges est à la fois terriblement simple et terriblement compliqué : il faut chaque année créer un « petit » jeu qui doit ne pas être cher à produire, tenir dans une toute petite boite (pour passer dans l’hygiaphone aux caisses des remontées mécaniques), et avec des règles TRÈS faciles à comprendre. En effet, le jeu est offert aux familles achetant un forfait semaine. Et la plupart d’entre elles n’a aucune connaissance ludique particulière.
Après avoir, année après année, fait un petit jeu de cartes, puis un petit jeu de tuiles, puis un petit jeu de dés, je me suis demandé quoi faire pour l’année 4 ! Et je me suis dit que tout le monde connaissait les dominos, en temps qu’objet ludique. Mais que personne n’y trouvait vraiment de grand plaisir. Alors l’idée m’est venue de « détourner » cet objet connu de tous pour surprendre un peu en l’utilisant autrement. C’est ainsi qu’est né « K’Domino », encore plus simple et rapide que le Kingdomino actuel. Et comme je ne me lassais pas de ce petit jeu, j’ai eu envie de l’étoffer un peu plus pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je crois bien que j’ai eu raison 😉
Plateau Marmots :
On dirait que oui. Tout bientôt va sortir la version enfant de Kingdomino qui s’appelle Dragomino (à partir de 5 ans). Nous avons eu l’occasion de le découvrir à Cannes (voir l’article ici). Comment vous est venue l’idée de faire une version enfant de Kingdomino ?
Bruno Cathala :
Alors très clairement c’était une idée « stratégique ». Je m’explique.
Dès les premières sorties du proto de Kingdomino, j’ai vu l’engouement autour du jeu. Et je me suis dit que je tenais un truc solide. Très sincèrement, je n’ai jamais pensé gagner un quelconque prix avec ce jeu, mais je voyais bien qu’il pouvait rassembler largement. Alors je me suis dit que, si le jeu avait un vrai succès commercial, il allait donner des envies à d’autres, et qu’il serait dommage de ne pas « quadriller le terrain ».
Donc, très en amont, en même temps que l’on préparait la sortie de Kingdomino, j’ai commencé à travailler de mon propre chef sur une version un peu plus tournée vers les joueurs experts. Et c’est ainsi qu’est né Queendomino. De la même façon, j’ai aussi immédiatement pensé qu’il fallait aller voir de l’autre côté et proposer une version encore plus accessible et spécifiquement dédiée aux plus petits. C’est ainsi qu’est née l’envie, le besoin même, sur un plan stratégique, de Dragomino.
Plateau Marmots :
Pour créer Dragomino, vous vous êtes rapproché de Wilfried et Marie Fort, très connu dans le monde du jeu enfant, pouvez-vous nous dire pourquoi ? Que vous ont-ils apporté grâce à leur expérience des jeux pour enfants ?
Bruno Cathala :
Je me suis rapproché de Wilfried et Marie en 2017 je crois, lors du salon de St Herblain (une époque où la distanciation sociale permettait des trucs incroyables, comme se faire la bise, ou serrer des mains, et même mettre plein de gens dans un gymnase pour jouer ensemble… de vrais inconscients 😉 ).
Je me suis rapproché d’eux tout simplement parce que je les avais identifiés sur le marché francophone comme étant manifestement les personnes possédant une vraie expertise dans le domaine du game-design spécifique aux jeux pour enfants.
De mon côté, je ne m’étais jamais vraiment frotté à ce domaine là, mes envies étant sans doute d’emblée trop compliquées pour les plus petits. Avec une vraie difficulté à comprendre ce qui va émerveiller un tout petit, alors que moi, généralement, ça me laisse de marbre. Comme en plus le premier contact avec W&M s’est déroulé de façon simple, sympathique et souriante, je leur ai présenté mon projet, et ils ont embarqué dans l’aventure. Je les en remercie, vraiment, car j’ai beaucoup appris à leur contact sur ce domaine si spécifique. Ils m’ont d’une part fait gagner un temps précieux, mais aussi ouvert les yeux sur des questionnements pourtant essentiels, mais qui m’étaient étrangers.
Plateau Marmots :
Que représente le jeu enfant pour vous ? Est-ce que vous pensez qu’il a sa place dans les écoles ?
Bruno Cathala :
Le jeu a toujours eu, et aura toujours, toute sa place à l’école, comme support à la pédagogie.
Je suis fils d’enseignants, et j’ai toujours vu ma mère préparer pour sa classe des petits « jeux » permettant de mettre en œuvre, d’expérimenter, de façon ludique, des concepts plus austères lorsqu’ils ne sont que transmis oralement ou par écrit. Tout particulièrement dans le domaine de la numération.
D’ailleurs, mon comparse Serge Laget utilise régulièrement Mow, mon petit jeu de carte, comme support pédagogique. Pour qu’il y ait une efficacité, il faut un référent capable d’accompagner les enfants au cours de leur expérimentation. Le jeu fait alors partie des supports facilitant l’apprentissage.
Plateau Marmots :
Que tous les enseignant.e.s du monde vous entendent ! Qu’ils aient la chance de rencontrer Serge Laget qui est passionné et passionnant. J’ai eu la chance de faire une formation avec lui, je peux vous dire qu’il sait de quoi il parle. On vous retrouve rarement dans des jeux pour les plus petits, cette expérience vous a-t-elle donné envie d’aller explorer ce domaine ?
Bruno Cathala :
Oui tout à fait. Qui sait… j’avoue qu’une version de Jamaïca, vraiment dédiée aux plus petits, me ferait très envie.
Plateau Marmots :
Wow sacré challenge ! Est-ce que vous avez un souvenir du jeu auquel vous avez beaucoup joué enfant ? Et aujourd’hui vous avez un jeu enfant que vous appréciez particulièrement ?
Bruno Cathala :
Alors… enfant… j’aimais beaucoup jouer aux billes !! Avec les règles locales, un vrai mélange d’adresse et de tactique, avec la possibilité de gagner les billes des adversaires. On n’avait pas de pokemons, mais collectionner les billes capturées c’était très chouette.
Dans les jeux enfants plus modernes, mon préféré est sans doute La Course des Tortues de Knizia. J’y trouve aussi mon plaisir en tant qu’adulte.
Et Pique Plume reste un incontournable.
Plateau Marmots :
On est d’accord, Pique Plume est un incontournable. Amis lecteurs, si vous ne le connaissez pas, je vous encourage vivement à le découvrir. Le rédac chef m’a fait envoyer Magic Fold que vous avez co créé avec Yohan Goh. L’univers est très proche de l’univers Aladdin, y a-t-il un lien ? Si oui pourquoi ? Et si non, pourquoi en est-il si proche ?
[Note : Très prochainement le test sur PM]
Bruno Cathala :
A partir du moment où on décide de faire une course de tapis volants, il y a de fortes chances que l’illustrateur en vienne, consciemment ou non, à se rapprocher de l’univers d’Aladdin !
Plateau Marmots :
J’ai adoré l’idée des tapis à plier, comment cela vous est-il venu ? Vous en avez eu marre de faire des cocottes en papier ?
Bruno Cathala :
L’idée de plier des morceaux de tissus ne vient pas de moi, mais de Yohan Goh. Une idée qu’il a eu alors qu’il faisait son service militaire en Corée du Sud. Il devait plier, encore, des serpillières, selon une méthodologie bien définie. Sauf que selon le sens dans lequel il prenait sa serpillière, les motifs apparents au final n’étaient pas les mêmes. C’est ça qui l’a inspiré, conduisant à créer Fold it.
Lors d’un voyage en Corée, je l’ai rencontré, ainsi que son éditeur, Happy Baobab. Et c’est cet éditeur qui m’a proposé de créer un jeu différent mais conservant l’idée du pliage de tissus. Là encore, le contact étant très chouette avec l’éditeur et l’auteur initial, j’ai accepté…. En me demandant bien ce que j’allais pouvoir faire de ça.
Et l’idée est venue dans l’avion du retour. Dans les jeux, j’aime lorsqu’il y a un vrai lien entre ce que l’on fait et la thématique du jeu. Je me suis donc demandé pourquoi plieur un bout de tissu. Qu’est ce que pouvait représenter ce bout de tissu dans un jeu. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un Tapis Volant. Un tapis magique, qui, selon la façon dont on le plie, pourra avancer plus ou moins loin. Voilà de quoi donner un vrai sens à cette expérience ludique assez unique !
Plateau Marmots :
Histoire de rester dans le thème et de faire comme pour les autres auteurs, vous rencontrez un génie qui vous donne le droit de faire 3 voeux, vous faites lesquels ?
Bruno Cathala :
Rajeunir de 20 ans et perdre 20 kilos.
Supprimer toutes mes douleurs articulaires.
Faire faire un enfant au couple Trump – Sibeth N’diaye (parce que là je pense qu’on n’a pas fini de se marrer).
Plateau Marmots :
(rire…) Avez-vous des projets en cours ? Pouvez vous nous donner quelques scoops ?
Buno Cathala :
Oui, j’ai un super projet avec Corentin Lebrat en co-auteur, à paraître chez Lumberjacks à l’automne. Le jeu va s’appeler Trek 12. Il s’agit, certes d’un roll & write (on en a beaucoup vu), mais avec une vraie âme, et un mode « aventure » qui me plaît beaucoup.
Plateau Marmots :
Et pour finir, période de confinement oblige, est-ce que cette période vous a inspiré ? Est-ce que vous avez mis en route des projets ? Des idées ?
Bruno Cathala :
Je n’ai pas arrêté une minute pendant cette période.
J’ai créé ou terminé pas mal de projets, et même fait des trucs un peu spéciaux pour le confinement :
* PQltistes (offert en print and play) > le lien ici
* Extension La cour pour Kingdomino (offerte en print and play) > le lien ici
* Travail avec Antoine Bauza sur une version solo de 7 Wonders Duel
… et plein d’autres choses cool 😉
Plateau Marmots :
Bruno, un grand merci.